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Religion et migrations transnationales au Sahel

Religion et migrations transnationales au Sahel

Abdoulaye Kane

Le Sahel est confronté à une situation socio-économique très difficile. Il n’est donc pas surprenant d’y constater une mobilité humaine croissante vers le reste de l’Afrique et vers l’Europe, impliquant des travailleurs plus oumoins qualifiés. La plupart des migrations au Sahel ont lieu dans des pays situés entre les zones rurales, les centres urbains secondaires et les capitales. Mais la mobilité d’un pays sahélien à un autre est également très importante et constitue souvent une étape dans une trajectoire migratoire ouest-africaine vers les capitales, ensuite vers les autres pays africains, puis vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Comme dans toutes les grandes zones d’émigration, la mondialisation affecte les sociétés sahéliennes qui sont désormais connectées par des flux continus de personnes, d’argent, de biens et d’idées vers les principales destinations de migration internationale.

En matière de religion, toutefois, le transnationalisme au Sahel n’est pas un phénomène nouveau dans une région qui a toujours été considérée comme un carrefour et haut lieu de rencontre entre diverses cultures, langues et nationalités. Le transnationalisme y est vécu depuis le Moyen Âge, lorsque les grands empires africains ont été créés à partir de petites entités politiques y intégrant diverses identités ethno-nationales. L’émergence de l’Islam a élargi les espaces transnationaux au-delà du Sahel aux territoires islamiques en croissance rapide d’Afrique du Nord, d’Europe du Sud, du Moyen-Orient et jusqu’aux limites de l’océan Indien. La création de centres d’éducation islamique ainsi que l’organisation de jihads et le développement des échanges ont fait du Sahel un espace islamique cosmopolite. La région fut alors constamment traversée par des flux de savants, d’étudiants, de commerçants et de biens (y compris d’esclaves), qui contribuèrent à la transmission d’idées et d’influences religieuses diverses.

Les principaux ordres soufis de la région, les Qadiriyya, les Tijaniyya et les Mouridiyya, se sont établis comme de véritables organisations religieuses transnationales ayant des partisans à travers le Sahel et au-delà. Tous ces ordres ont mis en place des centres d’apprentissage, des sites de pèlerinage et des alliances matrimoniales au Sahel, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. La présence croissante des adeptes de ces ordres soufis en Europe et en Amérique du Nord a eu pour conséquence l’élargissement de leurs réseaux et circuits transnationaux, en particulier ceux des Mouridiyya et des Tijaniyya. Les nouvelles technologies de la communication ont redéfini les relations entre les adeptes occidentaux et leurs chefs religieux restés au Sahel, ainsi que leurs liens avec des sites religieux symboliques tels que Fès au Maroc ou Tivaouane, Kaolack, Touba, Mbour, ou Nioro au Sénégal. Les événements religieux annuels au Sénégal, tels que le Magal de Touba, le Gamou de Tivaoune ou de Kaolack et le Daha de Medina Gounass, sont retransmis en direct sur Internet dans le monde entier. Par ailleurs, les chefs religieux se rendent régulièrement dans les pays occidentaux pour y rencontrer leurs fidèles, où chaque année sont organisées des manifestations religieuses parallèles aux grandes manifestations annuelles qui ont lieu au Sénégal. La célébration du Cheikh Amadou Bamba Day à New York, le Tijani Gamous annuel aux États-Unis et en Europe, et la célébration du Daha à Mantes-La-Jolie, en France, sont un exemple de la reproduction des pratiques religieuses sahéliennes – notamment sénégalaises – dans les pays d’accueil.

Le projet de recherche sur la religion et les migrations transnationales vise à explorer les continuités et les transformations du transnationalisme à travers les réseaux religieux soufis au Sahel, avec un accent particulier sur le Sénégal. Le projet s’appuie sur plus d’une décennie de recherches sur les communautés transnationales sénégalaises en Europe et aux États-Unis. Il est caractérisé par un travail ethnographique transnational s’étendant sur plusieurs sites auprès des communautés religieuses au Sénégal, au Maroc et en Europe. Cette recherche est subventionnée par le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) et le programme Faculty Enhancement Opportunity de l’Université de Floride. Nous y démontrons l’importance des circuits religieux transnationaux dans la construction des communautés diasporiques sahéliennes en Afrique de l’Ouest et leurs liens durables avec les lieux de culte du Sénégal.

Les recherches menées à ce jour démontrent l’importance des liens transnationaux dans la résistance des ordres soufis aux idéologies fondamentalistes islamiques aussi bien dans la société d’origine qu’à l’étranger. Dans le contexte occidental, les fréquentes visites de cheikhs sahéliens à leurs fidèles s’inscrivent dans un effort stratégique visant à les « immuniser » contre les idées et influences salafistes, précisément dans les endroits où ils ont tendance à s’épanouir. Les partisans sont également invités à financer des activités religieuses et la construction de mosquées destinées à contrer l’influence des fonds saoudiens et autres financements des pays arabes du Golfe susceptibles d’acheter une influence religieuse dans les pays musulmans pauvres.

Le transnationalisme tidjani à Fès: une étude de cas

Dans le cadre du projet plus vaste d’Abdoulaye Kane sur les courants religieux transnationaux de la confrérie Tijaniyya, l’étude de cas sur le transnationalisme tidjani dans la ville marocaine de Fès, où se trouve le mausolée du fondateur de l’ordre soufi, revêt une importance particulière pour le Sahel Research Group. Fès est le lieu de pèlerinage le plus visité par des milliers d’adeptes de tidjani du monde entier. Les disciples tidjanis ressortissants du Sénégal, du Mali, de Mauritanie et du Niger constituent de loin le groupe de pèlerins le plus important fréquentant Fès. Les différentes branches de la confrérie Tijaniyya en Afrique de l’Ouest organisent des pèlerinages collectifs à Fès sous la direction de cheikhs venant du Sahel, de leurs adjoints ou de leurs disciples. La recherche de Kane est centrée sur l’importance de Fès dans la construction de circuits religieux transnationaux par les cheikhs tidjanis sahéliens et leurs fidèles de la diaspora.

Le projet de recherche explore les diverses pratiques des pèlerins ressortissants des pays subsahariens à Fès autour des trois sources de baraka (bénédictions) dans la Zawiya Tijani.

La première source est la tombe du fondateur de la tariqa (ordre soufi), toujours entourée de pèlerins récitant respectueusement le rituel 70 « Salatul Fatiha », l’une des grandes litanies de la tariqa. Pour les pèlerins organisés autour d’un cheik et de ses adjoints, les prières autour du tombeau peuvent durer une heure après chaque prière quotidienne. Le cheikh sénégalais Baro et son groupe de fidèles, par exemple, récitent 1000 Salatul Fatiha autour du tombeau après chaque prière. Le tombeau est également un lieu de communion personnelle entre le fondateur et chaque pèlerin, qui peut offrir des prières spéciales pour lui-même et sa famille en présence du saint. Il peut formuler une demande d’intervention divine par l’intermédiaire de la Baraka d’Ahmad Al Tijani dans ses problèmes personnels ou familiaux (santé, professionnel, migration, etc).

La deuxième source de baraka provient de la lignée du fondateur, Ahmad Al Tijani. Les pèlerins de Fès viennent solliciter des prières et apportent des hadiyas (dons en argent) aux descendants du fondateur dans l’espoir de maîtriser la baraka. Les petits-fils d’Ahmad Al Tijani sont généralement assis dans différentes parties de la zaouïa (édifice religieux musulman) pour offrir des bénédictions et des prières aux pèlerins. Les relations des pèlerins avec la famille Tijani sont une combinaison ambivalente d’espoir, de peur et de défi. Bien que la plupart des pèlerins donnent librement des hadiyas, certains se sentent poussés par les plus jeunes descendants de Tijani à donner de l’argent. Il est clair que le hadiya est une source de revenus très importante pour la famille Tijani, bien que certains des petits-fils rejettent la pratique consistant à se positionner dans la zaouïa pour collecter de l’argent. Les cheikhs qui organisent les pèlerinages de la diaspora entretiennent une relation très importante avec les familles Tijani. Ils sont essentiels pour mobiliser d’importantes sommes d’argent en hadiyas, en convaincant – et parfois en forçant – leurs disciples à donner davantage, en leur rappelant qu’il faut donner plus, pour recevoir plus de baraka.

La troisième source de baraka est l’eau du puits creusé par le père fondateur de la confrérie Tijaniyya. Les pèlerins le comparent à l’eau miraculeuse du Zamzam à La Mecque. Les pèlerins interrogés à Fès ont affirmé qu’une canalisation spéciale reliait le puits de Cheikh Tijani à la source de Zamzam à La Mecque. Pour les pèlerins, cette eau est bien sûr bénie et, contrairement aux autres sources de baraka, elle peut être ramenée chez soi de la zaouïa et utilisée de diverses manières pour guérir, protéger et assurer le succès des pèlerins et de leurs familles. Il existe un certain nombre de pratiques pour la matérialisation de la baraka dans lesquelles se sont engagés les pèlerins. L’une d’entre elles consiste à mettre de l’eau du puits dans des bouteilles qui sont ensuite placées à côté de la tombe d’Ahmad Al Tijani pendant une nuit. D’autres pèlerins apportent leurs bouteilles, remplies d’eau du puits, aux rituels du vendredi, au cours desquels les tijanis croientt que le prophète Mohamad, ses compagnons et Cheikh Tijani sont présents. L’intention des pèlerins est de capturer la bénédiction émanant de ces invités de marque. Parmi les autres pratiques, les étudiants placent leurs livres à côté de la tombe d’Ahmad al Tijani dans l’espoir d’en faciliter la compréhension.

Un autre élément important examiné par la recherche de terrain à Fès est la performance des cheikhs sénégalais de ce qui équivaut au “karamat” (miracles) en révélant en état de veille leur vision du fondateur de la confrérie Tijaniyya. Pour augmenter l’admiration des disciples, le cheikh peut trianguler les visions de manière à ce que quelqu’un confirme son don et ses capacités spirituelles. Ainsi, lors du pèlerinage annuel de la famille religieuse sénégalaise Baro à Fès en 2011, Cheikh Baro, le calife de la famille, a proclamé à ses députés et à ses disciples qu’ils avaient été accueillis à Fès par Cheikh Tijani lui-même. Il lui serait apparu depuis leur arrivée à l’aéroport de Casablanca. Puis, ajoutant au mystère, Cheikh Baro pointa du doigt un ancien député du groupe et dit : « Tierno Aly a vu Cheikh Tijani ». Bien que surpris, Tierno Aly confirma cette affirmation, mais se demanda comment Cheikh Baro avait été informé de ses visions puisqu’il ne les avait alors pas révélées. La foule applaudi les capacités exceptionnelles de son guide religieux. Ces représentations sont cruciales pour renforcer l’autorité religieuse du Cheikh sénégalais aux yeux de ses partisans, ainsi que pour renforcer les réseaux transnationaux soutenus par l’ordre.

 

Publications

Kane, Abdoulaye. 2012. “Haalpulaar Migrants’ Home Connections: Travel and Communication Circuits” Hans Peter Hahn & Kristin Kastner (éds),Urban Life-Worlds in Motion: African Perspectives, Transcript Verlag: 187-206

Kane, Abdoulaye. 2010. “Global Connections in a Sufi Order: Roots and Routes of the Medina Gounass Tijaniyya.” Symposium international “Religion et migration” co-organisé par les équipes de recherche sur “Dynamiques religieuses en Afrique” et sur “Planification et développement des régions désertiques,” Institut d’études africaines, Rabat, Maroc, 25-27 novembre 2010.